Orientation des églises romanes et gothiques

© Henri Pornon

Orientation des églises romanes et gothiques

Avant-propos

 

J’évoque dans mon ouvrage « géographie sacrée : le hasard, l’homme, le divin »  l’affirmation par quelques auteurs que l’orientation de certaines églises romanes et gothiques serait en léger décalage par rapport à l’axe est-ouest, de façon à ce que les rayons du soleil soient dans l’axe de l’église le jour de la fête du saint qui en est le dédicataire, ce jour étant celui de son « Natalice » . C’est par exemple le point de vue de Jacques Bonvin : « C’est pourquoi beaucoup de lieux ont été édifiés en tenant compte de la dédicace de leur saint patron et orientés en fonction de son natalice » . Cette affirmation, dont il semble être la source, est reproduite dans divers autres ouvrages traitant de géographie sacrée ou d’une approche énergétique des lieux sacrés, mais je n’en ai trouvé aucune justification, et seuls deux exemples concrets sont présentés dans les ouvrages que j’ai consultés : dans son ouvrage sur les églises du Brionnais, Jacques Bonvin évoque le cas de l’église d’Iguerande. Dans « 50 lieux sacrés et mystérieux en France » , Pierre-Alexandre Nicolas, géobiologue, évoque l’orientation de l’axe de la cathédrale Saint-Jean Baptiste de Lyon : « Pour comprendre l'intention des bâtisseurs, je suis attentif à ce que l'on nomme la dédicace : le soleil se lève dans l'axe de l'édifice à des dates clés. Ici, le 24 février, date de la naissance de Saint-Jean Baptiste est à l'honneur ». Un troisième exemple est évoqué par le docteur Jean Conquet, dans une émission de Baglis TV consacrée à l’église Saint-Barthélémy de Bénévent l’Abbaye. 

J’ai donc tenté de vérifier cette affirmation sur un certain nombre d’églises romanes et gothiques françaises. Voici un résumé de la méthode et des difficultés rencontrées dans cette vérification, ainsi qu’une synthèse des résultats. Ceux qui souhaitent avoir accès à l’étude complète peuvent la télécharger. 

Méthode et diffcultés rencontrées

 

Il convient de ne pas oublier que les églises qui nous intéressent ont pour la plupart été construites entre le Xème et le XVème siècle, que nous disposons souvent d’informations sur les conditions politiques, techniques et économiques de leur construction (décideurs, financeurs, sources financières, difficultés techniques rencontrées lors de la construction), mais pas de sources d’époque attestant la volonté d’implanter l’axe en lien avec le Natalice du dédicataire de l’église.

L’identification des églises romanes et gothiques a été réalisée à partir de plusieurs « Itinéraires romans » de la collection Zodiaque, qui font référence sur le sujet (Bourgogne, Auvergne, Bretagne, Roussillon, Provence, complété par un ouvrage sur les églises romanes de la Dombes et par des informations par des vérifications dans le Dictionnaire des églises de France. Un intérêt particulier a été porté aux églises abbatiales, car elles étaient édifiées par des moines, supposés disposer d’une plus grande connaissance de symbolisme géométrique et arithmétique. Le fait que l’église ait pu être partiellement reconstruite ou réaménagée postérieurement à son édification initiale est un risque à prendre en considération. J’ai choisi  des constructions dont la nef ou le chœur original a été conservé.

Le dédicataire des églises concernées est également identifié dans les « Itinéraires » de la collection Zodiaque ou dans le Dictionnaire des églises de France. Dans la perspective d’une approche statistique basée sur la comparaison de plusieurs églises affectées au même dédicataire, on est à ce stade confronté à trois difficultés : ambiguïté concernant certains dédicataires, comme Saint-Jacques (le mineur ou le majeur) ou Saint-Vincent (trois saints différents identifiées), changement de dédicataire dans le temps, présence dans certaines régions de saints « locaux » qui ne permettent pas une comparaison au niveau national. Il est préférable de choisir des dédicataires les moins ambigus possibles et s’assurer que les églises n’ont pas changé de dédicataire.

La recherche de la date du Natalice des saints dédicataires des églises sélectionnées peut être réalisée à l’aide du calendrier des saints, des notices biographiques des saints dans Wikipedia et d’autres sources internet. Cela paraît simple, et pour certains saints, une seule date peut être retenue. D’autres saints sont fêtés plusieurs fois dans l’année (Saint Jean-Baptiste, Saint-Michel, Saint-Pierre) et dans la mesure où chaque date correspond à un thème particulier lié au saint, on ne sait pas toujours lequel est pertinent pour une église considérée. Le cas de Notre-Dame est également problématique : les dates correspondent à des événements de sa vie (Annonciation, Assomption…), mais beaucoup d’églises Notre-Dame ne font pas explicitement référence à l’un ou l’autre de ces événements.

Il existe ainsi deux dates pour Jean Baptiste (24 juin, sa naissance et 29 août, sa décollation, autrement dit, sa mort), 5 pour Saint-Michel, qu’on fête les 8 mai, 6 septembre, 29 septembre, 16 octobre et 8 novembre, cinq pour Saint-Pierre et un grand nombre pour Notre-Dame, les cinq principales étant celles de l’Annonciation, la Visitation, l’Assomption, la Nativité (de Notre-Dame) et l’Immaculée Conception. 

Pour Saint-Michel, le choix a été fait de ne retenir que la date du 29 septembre, la plus pertinente en France, et pour la Vierge, celui de ne prendre en compte que les églises qui font explicitement référence à l’un ou l’autre de ces événements. Pour Saint-Pierre, il existe des églises « Saint-Pierre aux Liens » et « Saint-Pierre et Saint-Paul ». Les autres ne sont pas prises en considération car ne font référence à aucun élément particulier lié à Saint-Pierre. 

L’azimut théorique pour une église donnée, est celui du lever du soleil le jour du Natalice à la latitude considérée. Le tableau suivant indique les azimuts calculés aux différentes latitudes françaises.  

Azimuts et dédicataires aux différentes latitudes françaises

J’espérais traiter des exemples de toutes ces dates, mais l’échantillon que j’ai pu constituer ne permettait pas de disposer de suffisamment de sites dans chaque catégorie (je souhaitais disposer au moins de 10 sites dans chaque catégorie). Je ne dispose en l’occurrence de pas suffisamment de sites pour traiter les cas de Saint-Georges, la Nativité de Saint-Jean Baptiste, Saint-Pierre aux Liens, Saint-Saturnin, Sainte-Anne et pour ce qui concerne la Vierge, je n’ai un nombre suffisant de sites que pour l’Assomption. 

On peut ensuite mesurer l’azimut actuel de l’axe du bâtiment. A défaut d’effectuer cette mesure dans l’église à l’aide d’instruments de mesure de précision tels que théodolites, elle est réalisable à l’aide de photographies aériennes et de sources cartographiques : en France, Géoportail IGN, Open Street Map, Google Maps à partir de l’empreinte du bâtiment ou de l’axe du toit.

On peut ensuite comparer l’azimut théorique et l’azimut mesuré. L’un et l’autre étant probablement calculés avec un ordre de grandeur de précision du degré, une tolérance de 2 ou 3 degrés est acceptable et j’ai décidé de retenir pour valides toutes les églises dans lesquelles l’écart est inférieur à 6°.

Ce petit exposé méthodologique montre que la vérification de cette théorie n’est pas simple et qu’il y a de nombreux pièges et facteurs d’incertitude. Un travail important de collecte et de recoupement de données est requis avant de pouvoir affirmer que cette théorie est vérifiée. 

Résultats des investigations

 

On trouvera dans le document PDF téléchargeable les résultats détaillés, dédicataire par dédicataire. Le tableau qui suit présente la synthèse de ces résultats, avec, pour chaque dédicataire, le nombre d’églises pris en compte, l’azimut théorique moyen pour l’ensemble des églises (on rappelle que l’azimut varie avec la latitude), l’azimut moyen mesuré, l’écart type de cet azimut mesuré, l’écart moyen entre azimut théorique et mesuré et enfin, le nombre d’églises dont l’écart entre les deux valeurs d’azimut est inférieur à 6°. 

Ce tableau suscite quelques commentaires :
•    La théorie selon laquelle l’église est orientée en fonction de la date de natalice du dédicataire est vérifiée dans 10 % des cas, ce qui n’est pas significatif de mon point de vue.
•    On remarquera surtout que dans la plupart des cas l’azimut moyen de la catégorie est proche de 90°, c’est-à-dire de l’Est. Le graphique de répartition statistique des valeurs d’azimut, tous dédicataires confondus confirme cette répartition gaussienne. 

Histogramme des azimuts

Ecarts moyens par dédicataires

Commentaire des cas de Lyon, Iguerande et Bénévent l'Abbaye

 

Dans l’ouvrage « Symbolique et roman brionnais », Jacques Bonvin documente l’exemple de cette magnifique petite église, mais c’est grâce à un tour de passe-passe qu’il peut affirmer qu’elle est conforme à sa théorie. L’azimut de l’église est égal à 59°. Le jour de la Saint-André, à la latitude d’Iguerande (46°), le soleil se lève à l’azimut 121° et passe sur l’azimut 59° entre 3 et 4 h du matin, autrement dit, pendant la nuit. En fait, Jacques Bonvin utilise la notion d’azimut miroir pour définir le complément à 180° de l’azimut de l’église. L’azimut miroir de 59 est 121, puisque 59 + 121 = 180°, mais ce raisonnement ne correspond à rien comme le montre le schéma suivant.  Si effectivement le soleil doit être dans l’axe de l’église le matin du jour de la fête du saint, à Iguerande, l’azimut de 59° correspond à des dates de la fin du mois de juillet et donc pas à Saint-André. 

Dans l’ouvrage d’Aurélie Aimé déjà évoqué, Pierre-Alexandre Nicolas, géobiologue, proposant une analyse de la cathédrale Saint-Jean Baptiste de Lyon, indique qu’elle est orientée de façon à ce que les rayons du soleil soient dans l’axe de la cathédrale le 26 février et que cette date est celle de la naissance de Saint-Jean Baptiste. Cette affirmation est doublement contestable. D’une part, dans l’Eglise Catholique, la date « officielle » de naissance de Jean Baptiste est le 24 juin (associée au solstice d’été), correspondant à un azimut de 55°. D’autre part, le 26 février, le soleil se lève à l’azimut 102° alors que l’orientation de la cathédrale est de 113°, il y aurait donc 10 degrés de décalage.

On fête Saint-Barthélémy le 24 août, ce qui, à la latitude considérée, 46°, correspond à un azimut de 73%°. L’orientation de l’église suivant un azimut de 77° valide l’hypothèse d’une orientation liée à la date de Natalice.

L'église d'Iguerande

Conclusion

 

était-il nécessaire de procéder à une étude aussi complète pour vérifier cette théorie, alors que quelques exemples étaient peut-être suffisants pour relativiser cette affirmation que « beaucoup de lieux ont été édifiés en tenant compte de la dédicace de leur saint patron et orientés en fonction de son natalice », (surtout considérant que deux des trois exemples présentés ne sont en réalité pas conformes à la théorie) ? La première conclusion est une formulation plus prudente : 

Il existe des lieux pour lesquels cette théorie est vérifiée, mais on ne peut certainement pas en faire une généralité. 

J’ai entrepris cette étude sans a priori, sans savoir à quelle conclusion j’arriverais. J’ai souhaité dès le départ réaliser une étude très complète pour laisser le minimum de questions en suspens et disposer d’un argumentaire solide pour ou contre la théorie. Si elle avait été vérifiée, les scientistes n’auraient pas manqué de mettre en avant les lacunes de l’étude et du fait qu’elle n’est pas vérifiée, les « ésotéristes » amateurs de coïncidence pourront également être tentés d’en critiquer les fondements. 

De fait, la conclusion de cette étude conduit à se poser la question du sérieux de bon nombre de théories qui circulent dans les ouvrages traitant de géographie sacrée et confirme que dans la sphère « new age » dans laquelle circulent de telles théories, la rigueur scientifique n’est pas au rendez-vous. Cependant, cette étude pourrait servir de cadre méthodologique à ceux qui souhaiteraient réaliser cette vérification pour d’autres églises et peut-être, aboutir à des conclusions différentes sur des bases sérieuses.

Bibliographie

 

AIME, Aurélie, Lieux sacrés mystérieux en France : connectez-vous à l'énergie de 50 sites d'exception, Le Lotus et l'éléphant, Hachette Livres, Vanves, 2022
BONOMELLI, Marc, Les nouvelles routes du soi : en immersion chez les nouveaux spirituels, Arkhé, 2022
BONVIN, Jacques, MONTERCY, Raymond, Eglise romane chemin de lumière, Mosaïque Editions, Roanne, 2001
BONVIN, Jacques, Symbolique et roman brionnais, Roanne, Mosaïque, 2012
Collectif, Mesure et histoire médiévale (actes du XLIIIe Congrès de la SHMESP (Tours, 31 mai-2 juin 2012), Editions de la Sorbonne, Paris, 2013
INTROVIGNE, Massimo, Le New age des origines à nos jours (courants, mouvements, personnalités), 2005, Dervy
PORNON, Henri, Géographie sacrée : le hasard, l’homme, le divin, Editions Academia-EME, Louvain la Neuve, 2022

Sources de l'inventaire

 

BARRUOL Guy, ROUQUETTE, Jean-Maurice, Itinéraires romans en Provence, Zodiaque, 1978
COLLET, Jean-Claude, Eglises romanes de la Dombes, Editions de Trévoux, 1978
DUPREY, André, Itinéraires romans en Roussillon, Zodiaque, 1977
LERICHE-ANDRIEU, Françoise, Itinéraires romans en Auvergne, Zodiaque, 1978
LERICHE-ANDRIEU, Françoise, Itinéraires romans en Languedoc, Zodiaque, 1982
OURSEL, Raymond, Itinéraires romans en Bourgogne, Zodiaque, 1976
TILLET, Louise-Marie, Itinéraires romans et calvaires bretons, Zodiaque, 1987
Dictionnaire des églises de France, 15 volumes parus entre 1964 et 1969, Editions Robert Lafond